Article écrit à l’occasion de la création du Trio en mars 2020

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André Jolivet, Trio pour flûte, violoncelle et harpe.  Première page du manuscrit.

André Jolivet, Trio pour flûte, violoncelle et harpe.
Première page du manuscrit.

André Jolivet

Trio
pour flûte,
violoncelle et harpe

(1934)

Composition : janvier - avril 1934.
Création : Paris, Philharmonie, 3 mars 2020
Marine PEREZ, flûte
Emmanuelle BERTRAND, violoncelle
Sylvain BLASSEL, harpe


André Jolivet en 1930

André Jolivet en 1930

La découverte, plus de 40 ans après la disparition d’André Jolivet, d’une partition majeure de sa production de jeunesse a de quoi surprendre, tant son œuvre a déjà fait l’objet de multiples et sérieux travaux de recherches.
Bien que trois pages de la colossale biographie sur Jolivet de Lucie Kayas soient consacrées au Trio pour flûte, violoncelle et harpe, et malgré les nombreuses lettres à son sujet —éditées dans le magnifique ouvrage de Christine Jolivet-Erlih consacré à la correspondance Varèse-Jolivet — ce trio encore jamais joué était jusqu’alors tombé dans l’oubli.
C’est mon acquisition du manuscrit autographe à l’occasion de la vente aux enchères de plusieurs partitions d’André Jolivet en avril 2013, ainsi que l’aide précieuse d’Emmanuel Hondré à la Philharmonie de Paris, qui ont permis d’exhumer la partition et de la présenter enfin au public pour la toute première fois, après un long sommeil immérité de 86 ans.

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Edgard Varèse en 1931, photo de Man Ray

Edgard Varèse en 1931,
photo de Man Ray


Né à Paris en 1905, André Jolivet étudie l’harmonie et le contrepoint entre 1927 et 1932 avec Paul Le Flem, qui lui fait découvrir autant les grands polyphonistes du XVIe siècle que Schönberg, Berg et Bartok. Mais surtout, Paul Le Flem le recommande à son grand ami Edgard Varèse — ils avaient étudié ensemble à la Schola Cantorum, et leurs liens d’amitié n’ont jamais souffert de leurs grandes différences esthétiques. Varèse étant rentré des États-Unis depuis 1928, Jolivet le rencontre lors de la première française d’Amériques, salle Gaveau, le 30 mai 1929.
Dès lors, le jeune Jolivet (24 ans) travaille la composition et l’orchestration avec Varèse à Paris, jusqu’au départ du maître pour New York en septembre 1933.
Varèse aura été particulièrement décisif pour Jolivet, bouleversant totalement son approche de la matière sonore, et Jolivet aura été, tout compte fait, l’un des très rares élèves de Varèse.

Le Trio BSB en 1932 autour du compositeur Bernard Wagenaar Debout : G. Barrère et C. Salzedo.  Assis : B. Wagenaar et H. Britt.

Le Trio BSB en 1932 autour du compositeur Bernard Wagenaar
Debout : G. Barrère et C. Salzedo.
Assis : B. Wagenaar et H. Britt.


L’idée de la composition du Trio a très probablement été soufflée par Edgar Varèse lors de ces années d’apprentissage.
Aux Etats-Unis, avant son retour en France en 1928, Varèse avait déjà fréquenté le harpiste et compositeur Carlos Salzedo[1]. Ils avaient tous deux fondé l’International Composers’Guild en 1921, la première organisation dédiée à la création contemporaine en Amérique, qui a permis de donner les premières américaines d’œuvres de Bartok, Berg, Ives, Ravel, Poulenc, ou encore Schoenberg et Webern. Bien que Salzedo n’ait jamais partagé l’esthétique musicale de Varèse, il lui a en revanche apporté son soutien pour l’écriture de certaines parties de harpes, notamment Amériques puis Offrandes.

Carlos Salzedo était aussi très actif au sein du trio qu’il avait fondé dès 1914 avec le flûtiste Georges Barrère[2] et le violoncelliste Paul Kefer. Anciennement Trio de Lutèce, Horace Britt[3] succède à Kefer en 1932, rebaptisant ainsi la formation en BSB Trio pour Barrère-Salzedo-Britt. C’est à cette nouvelle formation que Jolivet destinait son Trio.

Les premières traces de la composition du Trio apparaissent dans deux lettres écrites par Varèse à deux jours d’intervalle dès la fin août 1933 :

Dites à Jolivet de travailler à son truc pour le trio.
— lettre de Varèse du 24 août 1933, destinataire inconnu
Travaillez à votre navet pour le trio.
— lettre de Varèse à Jolivet du 26 août 1933

Deux autres lettres de Varèse, écrites là aussi à deux jours d’intervalle en octobre sont un peu plus parlantes sur ses recommandations, en insistant sur « pas trop de notes », qu’il écrit dans les deux lettres. Il est difficile de savoir si ces recommandations sont plutôt d’ordre général, ou si au contraire elles concernent le Trio en particulier, auquel cas un premier travail lui aurait déjà été envoyé.

Salzedo Barrère et Britt attendent le poulain de Jolivet. Pas trop de notes, que l’œuvre soit concise serrée et volontaire. Plus vous chargerez plus vous enlevez de possibilités aux sons de se déployer et de se projeter. Ils perdent leur force à tâcher de se dégager. Envoyez dès que prêt mais ne vous pressez pas pour ça. Pensez que pour la 1ère fois de votre vie (et peut-être pas beaucoup d’autres) vous serez exécuté par 3 grands artistes qui ne lésinent pas sur les répétitions.
— lettre de Varèse à Jolivet – 14 octobre 1933
Potassez votre truc pour Salzedo, mais pas trop de notes, et souvenez-vous que si vous avez une tête il faut s’en servir et penser avec. Vous n’avez pas le droit de foutre sur le papier des paquets de notes qui ne résistent pas à l’analyse. Souvenez-vous en outre qu’une œuvre n’est jamais assez dépouillée mais ne confondez pas (comme certains collègues) austérité avec pauvreté.
— lettre de Varèse à Jolivet – 16 octobre 1933

Après une nouvelle relance de Varèse (lettre du 14 décembre), Jolivet reçoit la première lettre directement écrite par Salzedo moins d’un mois plus tard. Elle montre que le travail de Jolivet n’était alors pas encore très avancé — à moins que Varèse ait été particulièrement discret auprès de Salzedo.

Monsieur, Merci pour votre envoi de musique, arrivé en bon ordre. Soyez certain que j’en aurai grand soin. À mon avis, votre « Air pour bercer » ne gagnerait pas à être transcrit pour harpe sauf quelques mesures. La matière en est trop essentiellement pianistique. Je serai heureux de recevoir votre Trio pour harpe, flûte et cello. A moins que vous n’en n’ayez déjà établi les plans, nous préfèrerions des pièces courtes, cinq ou six, à la forme sonate. Croyez je vous prie, Monsieur, à mes meilleurs sentiments.
— lettre de Salzedo à Jolivet – 7 janvier 1934

La remarque de Salzedo à propos de l’Air pour bercer (1930, violon et piano) est assez surprenante.
Sa partie de piano n’est pas en soi particulièrement « pianistique » et il est au contraire assez facile de l’imaginer sonner à la harpe, comme a dû l’envisager Jolivet. Au demeurant, Salzedo avait d’ailleurs déjà transcrit pour son trio plusieurs œuvres réellement pianistiques, comme le Children’s Corner de Debussy ou la Sonatine de Ravel. Mais il est vrai que si la transcription de l’Air pour bercer avait justement pu rendre la « matière » moins pianistique, elle aurait en revanche posé de nombreux problèmes de pédales à la harpe — problèmes qui auraient pu se résoudre avec un peu d’entrain et de concertation.

Lettre de Salzedo à Jolivet du 7 janvier 1934 (collection Christine Jolivet)

Lettre de Salzedo à Jolivet du 7 janvier 1934
(collection Christine Jolivet)

Il est difficile de savoir si Varèse était au courant de cet épisode au sujet de l’Air pour bercer, ni de la préférence des musiciens pour l’architecture du Trio. In fine, Jolivet n’écrira pas une succession de cinq ou six courtes pièces comme suggéré par Salzedo, mais bien une œuvre d’un seul tenant, dont l’organisation s’articule autour de plusieurs sections aux tempi différents, sur moins d’une dizaine de minutes.

Quelques jours après cette lettre de Salzedo, Varèse écrit de nouveau à Jolivet :

Salzedo et Barrère et Britt attendent sans impatience votre Truc. Travaillez avec conscience et patience. Je viens de leur entendre jouer le trio de Riegger. Jamais compositeur ne peut être mieux défendu. Ils partent en tournée avec son Trio.
— lettre de Varèse à Jolivet – 11 janvier 1934

Juste après une nouvelle relance de Varèse (2 février), Jolivet envoie enfin sa partition à Varèse. Le retour de Varèse sur le Trio indique des progrès, ce qui, au premier abord, laisserait à penser qu’il en avait probablement déjà lu une précédente étape. Mais en réalité, il s’agit vraisemblablement de remarques sur son langage musical en général, tout comme ses conseils d’octobre : avec une première version en sa possession, Varèse n’aurait sans doute pas attendu une version retravaillée pour la faire lire aux musiciens.

Reçu Trio – je vous trouve en progrès mais encore un peu trop de notes. Toutefois grande et sensible amélioration. Bravo. Remis hier à Salzedo. A première vue il trouve la partie de harpe trop « écrite au piano ». Envoyez de suite parties. Ils veulent l’essayer. Travaillez en vous souvenant que le cerveau sert à quelque chose.
— lettre de Varèse à Jolivet – 14 février 1934
Carlos Salzedo L’étude Moderne de la harpe Première édition, Schirmer, 1921

Carlos Salzedo L’étude Moderne de la harpe
Première édition, Schirmer, 1921

Il est particulièrement curieux que Salzedo trouve la partie de harpe trop « écrite au piano ».
L’écriture pour harpe de la partition du Trio telle qu’elle a été retrouvée repose en effet entièrement sur l’Étude moderne de la Harpe de Salzedo, publiée chez Schirmer en 1921. Dans cet ouvrage assez visionnaire, Salzedo classifie et définit de nombreux modes de jeux, et la partie de harpe du Trio en est une excellente illustration — parfois même assez excessive.
On peut alors avancer l’hypothèse que la partie de harpe des premiers envois de Jolivet n’était alors pas encore pourvue des différents modes de jeu de Salzedo : avec autant d’effets harpistiques, considérer la partie de harpe comme trop « écrite au piano » n’aurait certainement pas été son premier reproche.
Jolivet s’étant déjà préoccupé des pédales de manière très consciencieuse, on peut facilement imaginer qu’à défaut de réécrire la partie de harpe, il ait plutôt été tenté de l’adapter à ce qu’il imaginait être le jeu de Salzedo à travers son École Moderne de la Harpe, sans doute dans l’espoir de retrouver ainsi ses faveurs.

Plus de deux mois plus tard, en avril, Varèse revient sur une nouvelle version du Trio qu’il trouve en progrès, et évoque surtout la partie de harpe. Il a parfaitement conscience que le Trio ne convainc pas Salzedo, et propose alors à Jolivet une issue par une orchestration pour petit ensemble. Cette lettre sous-entend surtout que Varèse pourrait avoir considéré la partition comme achevée, puisqu’elle « pourrait être remise sur le métier ».

J’ai finalement avec Salzedo lu votre Trio. Je vous trouve en progrès mais malheureusement votre partie de harpe n’est pas réalisée comme vous avez dû la concevoir. Salzedo considère que même aux plus expérimentés l’audition de ses sonorités nouvelles est nécessaire. Ça fait un peu œuvre orchestrale réduite pour trio. Ceci me donne l’idée que cette œuvre pourrait être remise sur le métier pour ensemble instrumental réduit. Son contenu prête à ça - pas de percussion mais un piano percutant – pas de cordes mais un cello solo – une flûte et piccolo pour l’aigu et pas d’autres petits bois. Qu’en pensez-vous ? Dans le grave, des cuivres doux, Tubas et Cors, peut-être une clarinette contrebasse.
— lettre de Varèse à Jolivet – 24 avril 1934

En toute bonne foi, il est facile d’imaginer Salzedo honoré qu’une nouvelle pièce rende ainsi hommage à son École Moderne de la Harpe. Mais au contraire, dans l’hypothèse où une première version, de février, aurait effectivement montré une partie de harpe « trop écrite au piano » simplement assaisonnée par la suite (en avril) de différents modes de jeu, on peut dès lors facilement comprendre que Salzedo ait pu être passablement agacé par une démarche peut-être un peu trop flatteuse d’un jeune homme de bientôt 29 ans trop désireux de se faire jouer outre-Atlantique. 

Jolivet semble avoir fait part de sa déception à Varèse, puisque celui-ci lui répond de manière assez bienveillante, bien qu’un peu brusque, mais dont le ton pour le moins familier oblige l’apaisement, avec une autorité presque paternelle.

Merci pour votre lettre du 4 mai [...]
Il est ridicule que vous soyez déçu par ce que je vous ai écrit de votre Trio. Vous devez vous sentir en progrès mais vous êtes trop anxieux d’être joué à tout prix. Travaillez et soyez sévère. On dirait que les lauriers éphémères des enfoirés de 20 ans sacrés génies pendant quelques saisons et ensuite boyaux culiers boudeurs et défoncés pour le reste de leurs jours vous empêchent de dormir. Ne vous laissez pas monter le bourrichon. Ne confondez pas gloire et publicité où mieux, pissez aux fesses de la 1ère et ne lâchez pas vos pépettes à la 2ème.
— lettre de Varèse à Jolivet – 2 juin 1934

C’est au fond probablement la réponse de Carlos Salzedo à Jolivet qui donna le coup de grâce au Trio. Cette lettre est transcrite ici intégralement, de sorte de bien en mesurer l’impact.

Cher Monsieur,

Varèse m’a communiqué votre lettre du 2 juin. Vous ne semblez pas vous rendre compte des conditions existantes. Tout d’abord, pendant la saison, leçons et tournées paralysent tout effort créatif. Or, votre trio n’est point chose que l’on peut mettre en répétition sans sérieux examen, et ceci rentre dans le domaine quasi créatif c’est à dire à tête repose [sic]. Cependant j’y ai travaillé souvent. Voici mon impression (laquelle peut se modifier après un examen à la campagne, où je vais sous peu)

- Primo. La conception musicale me semble réclamer une matière plus puissante que flûte, cello, harpe.

- Secondo. Pas plus que l’on ne peut apprendre à bien manger à travers un livre de cuisine, on ne peut ni comprendre, ni appliquer mes « trucs » (comme vous dites) sans les avoir entendu. Ceci ne ce [sic] discute pas. Je le sais par expérience.

- Terzo. Que vous soyez satisfait des résultats expérimentals [sic] de ma collègue (qui est-ce, à propos ?) je doute que je n’en sois aussi satisfait que vous ! D’abord, les sons Xilophoniques [sic] ne peuvent se faire sur les harpes françaises à cause des boutons d’arrêt des cordes – un ornement très inutile que j’ai fait enlever des merveilleuses harpes américaines, et qui permettent ces sons, et beaucoup d’autres.

- Quatro. Votre équilibre entre la flûte et le cello semble démontrer que cette combinaison vous est nouvelle. Ces deux instruments, de même qu’une soprano et un baryton, lorsque jouant à l’octave sonnent à l’unison [sic]. Et vous faites souvent passer le cello au-dessus de la flûte. Je doute que le résultat vous satisfasse – à moins qu’honnêtement voulu.

Pour conclure, vous voyez que je ne suis pas indifférent à votre trio, et croyez bien que la cause n’en est pas jugée. J’y retravaillerai cet été, et si je peux reconstituer votre pensée nous le mettrons en répétition à l’automne. Dommage que tant de liquide nous sépare, autrement votre Trio aurait déjà fait son petit tour des States.
Cordialement votre,
— lettre de Salzedo à Jolivet – 22 juin 1934

En dépit de la politesse encourageante des dernières lignes, cette lettre a sans doute eu un effet plus que démotivant. D’abord, les nombreuses fautes d’orthographe indiquent une rédaction un peu trop rapide, que Salzedo n’a pas jugé opportun de relire. Rappelons que malgré son nom, Salzedo était pourtant parfaitement français : né à Arcachon dans le Sud-Ouest de la France, c’est en 1903, à 18 ans, qu’il change son prénom d’origine, Léon-Charles Moïse, contre Carlos, en hommage à ses racines ibériques. Par ailleurs, lister ainsi quatre critiques de manière aussi peu développée n’est pas du plus bel effet de diplomatie.
Mais au-delà de la question de la forme et du ton assez professoral, le fond de la lettre de Salzedo n’en est pas plus encourageant.

En premier point (primo de la lettre), remettre ainsi en cause la formation du Trio montre à quel point Salzedo n’a pas saisi l’essence même du projet. La matière sonore que Jolivet donne au Trio est en effet radicalement différente de ce que pourrait laisser supposer un usage traditionnel de ces instruments, et c’est justement ce qui en fait sa grande force. Désavouer ainsi la formation alors que l’écriture elle-même repose réellement sur ces trois instruments — qui plus est lorsque l’œuvre est déjà quasiment achevée — revient à remettre en cause la pomme dans la tarte aux pommes lorsqu’elle sort du four : ce n’est sans doute pas le commentaire le plus constructif auquel Jolivet s’attendait.

En second point, Salzedo montre une petite irritation lorsque Jolivet désigne ses modes de jeux comme des « trucs ». Sa réponse se veut lapidaire, irrévocable et sans appel. Mais ce faisant, il décrédibilise passablement l’objectif de son Étude Moderne de la harpe, que Jolivet avait visiblement étudié de fond en comble, la rabaissant au passage à un simple livre de cuisine. Il préjuge ainsi que Jolivet n’a pas entendu les effets de ses modes de jeu… ce qu’il contredit parfaitement aussitôt, dans le point suivant.

Effectivement, le Trio de Jolivet reprend les principaux modes de jeu de l’Étude moderne de la Harpe, avec la notation tout à fait conforme à l’édition (Schirmer, 1921) :
- le flux éolien (glissando)
- le flux hautboïstique (glissando près de la table)
- le flux en grêle (glissando avec les ongles)
- le Xyloflux (glissando avec les ongles près de la table)
- les accords en jet (glissé rapide et brusque sur un intervalle déterminé)
- les effets de tambour militaire sans timbre (accord en jet, avec l’autre main bloquant les cordes)
- le tremolo éolien (les cordes frottées rapidement en va-et-vient la main à plat)
- les accords éoliens (glissé extrêmement rapide sur quelques cordes seulement)
- les sons métalliques (la pédale maintenue entre deux crans)
- les sons guitariques (près de la table)
- les sons plectriques (près de la table avec les ongles)
- les sons xylophoniques (les doigts à la base de la corde bloquent les résonances)  
- les sons xylharmoniques (sons harmoniques étouffés, le doigt restant en appui contre la corde)
- les sons ésotériques (les pédales passées brusquement, sans jouer sur les cordes)

Carlos Salzedo et sa harpe dessinée par Witold Gordon produite par Lyon & Healy depuis 1928.

Carlos Salzedo et sa harpe dessinée par Witold Gordon produite par Lyon & Healy depuis 1928.

Salzedo écrit sans détour que même si Jolivet est satisfait de ses effets, lui ne les approuve certainement pas — ce qui en soi, témoigne déjà de sa grande considération pour lui-même. Mais pour discréditer sa collègue qui aurait expérimenté ses modes de jeu, il explique que de toutes façons, les sons xylophoniques « ne peuvent se faire sur harpe française ». Voici une affirmation complètement erronée : même Luciano Berio s’en servira trente ans plus tard dans sa Sequenza II, alors qu’elle fut composée pour la même harpe Erard.
Ce mode de jeu diminue considérablement la durée de résonance des cordes, en bloquant la base des cordes par les doigts de la main gauche, agissant ainsi comme une sorte de sourdine assez douce qui évoquerait aussi bien un pizzicato, un marimba, qu’un jeu de luth. C’est Salzedo qui a baptisé cet effet ainsi, mais en réalité, il faut beaucoup d’imagination pour imaginer un xylophone. Salzedo a raison de préciser que la harpe Erard ne s’est jamais séparée de ses boutons de table (les « boutons d’arrêt des cordes »), héritage des anciennes harpes françaises du XVIIIe siècle sur lesquelles cet « ornement inutile » était encore le seul moyen d’accrocher les cordes à la table, lorsque la caisse n’était pas encore munie de ses ouïes. Mais la partie extérieure des boutons de table reste suffisamment discrète pour ne pas empêcher les sons xylophoniques, ne dépassant que de 4 millimètres pour les aigus, et 8 millimètres pour les graves. Au contraire, les boutons de tables permettent même une bien meilleure homogénéité de son pour chaque corde : en s’en servant comme repère de point d’appui, chaque doigt bloque les cordes exactement de la même façon, à la même hauteur et avec le même appui.

Salzedo tourne d’ailleurs un peu l’histoire à son avantage en prétendant les avoir « fait enlever des merveilleuses harpes américaines » : ces boutons avaient déjà été retirés sur plus de la moitié du registre de la harpe, là où les sons xylophoniques sonnent au mieux. Dès la toute première harpe américaine Lyon & Healy en 1889, comme celles de la manufacture Wurlitzer, les boutons de tables en ivoire (ébène sur Erard) ne concernaient que le registre aigu, et même de manière standardisée, à partir du do 4 (do 3ème octave, n° 17, selon la numérotation des harpistes). Si Salzedo a effectivement fait retirer ces derniers boutons de table sur son nouveau modèle de harpe, il oublie de préciser qu’il en restait moins d’une vingtaine seulement… Au demeurant, le registre où Jolivet situe ses très rares sons xylophoniques ne concerne même pas les cordes pour lesquelles Salzedo prétend avoir fait enlever les boutons de table… Mais une fois de plus, les sons xylophoniques sont parfaitement réalisables sur harpe Erard.
Il est surprenant que Salzedo concentre ses remarques à propos des modes de jeu sur ce seul effet, alors que Jolivet en fait un usage particulièrement limité : un seul motif d’une seule mesure. En réalité, tous les nombreux autres modes de jeu ne posent pas plus de problème sur harpe française, et cette histoire de boutons de table n’est qu’un prétexte pour dévaloriser la harpe Erard, discréditer la harpiste avec qui Jolivet aurait expérimenté ces effets, et accessoirement, flatter ses propres travaux.

Enfin, Salzedo enfile les habits d’un professeur d’orchestration dans son Quatro, se perdant dans des explications nébuleuses sur l’octave sonnant à l’unisson. Sa remarque sur l’utilisation du violoncelle au-dessus de la flûte témoigne d’une approche particulièrement conventionnelle et conformiste de l’instrumentation, ce qui reste assez curieux compte tenu de ses affinités avec Varèse. Au contraire, la combinaison flûte et violoncelle, à l’unisson, en octave ou double octaves, avec parfois l’inversion des tessitures, crée des couleurs et des timbres particuliers et uniques que Salzedo a préféré ignorer.

Il est donc facile d’imaginer s’envoler toutes les illusions de Jolivet à propos de son Trio. Cette lettre laisse apparaître un Salzedo sous un angle superficiel et hautain, et certainement peu enclin à défendre la musique de Jolivet, tout comme lors de la première expérience de l’Air pour Bercer.

Jolivet a très certainement compris que Salzedo n’avait lu que de très loin sa partition, et qu’il serait bien illusoire de l’espérer l’entendre un jour sous ses doigts. Varèse s’inquiète discrètement de sa réaction, un peu plus de deux semaines après la lettre de Salzedo :

Salzedo. Vous devez être en possession de la lettre qu’il vous a écrit [sic] il y a quelques jours. Il m’a téléphoné ce matin. Il part demain pour sa maison de campagne dans le Nord. Son adresse pour l’été : C.S. CAMDEM (Maine) U.S.A.
— lettre de Varèse à Jolivet – 9 juillet 1934

Jolivet semble avoir tenu éloigné Varèse de l’amertume qu’on peut facilement lui imaginer. Leur correspondance au sujet du Trio s’arrête là pendant presque quatre mois, jusqu’en décembre, où Varèse revient timidement sur les commentaires de Salzedo.

Vu Salzedo samedi soir. Il ne pense pas pouvoir mettre votre Trio sur pied pour cette saison, il n’en est même pas question. Il m’a dit vous avoir écrit en détail à ce sujet. Continuez votre transcription. Salzedo trouve que c’est une bonne idée. A son point de vue la substance de votre boulot dépasse la limite sonore des instruments choisis. Je pense qu’il y a du vrai car la harpe et la flûte dans le grave ne portent guère et n’offrent pas les ressources que vos dynamiques réclament. […] Salzedo me dit que le Trio vous a été renvoyé. Confirmez.
— lettre de Varèse à Jolivet – 16 décembre 1934

Jolivet a effectivement tenté une orchestration pour petit ensemble, comme en témoignent les quelques annotations sur le manuscrit et une esquisse de quelques mesures, sans toutefois qu’un véritable projet de le faire jouer par un ensemble ne le stimule, à la différence du trio. Mais la partie de harpe étant réellement écrite selon les timbres de l’Etude Moderne de la Harpe de Salzedo, on peut facilement craindre qu’une orchestration ne fasse perdre aux différents modes de jeux toute leur véritable portée. Aussi cette tentative d’instrumentation sera-t-elle très vite abandonnée.

**

Dernière claque donnée au Trio, Jolivet rencontre bien des difficultés à récupérer l’exemplaire qu’il avait envoyé à Salzedo.
Une fois de plus, Varèse joue les intermédiaires à deux reprises plus d’un an plus tard, en mars et mai 1936.

Trio. Ce dernier vous a été renvoyé par Salzedo il y a un an au moins et ce sur votre demande à moi. Alors vous dû l’égarer dans le déménagement ce qui arrive hélas fort souvent. Salzedo est absolument sûr de l’envoi.
— lettre de Varèse à Jolivet – 18 mars 1936
Trio. Salzedo m’a affirmé vous l’avoir renvoyé. Je le sais très précis même méticuleux. Il est actuellement en tournée. Je vous conseille de lui écrire directement 160 Riverside Drive N.Y.C. A son retour lui parlerai à ce sujet.
— lettre de Varèse à Jolivet – 4 mai 1936

La partition est finalement retrouvée un mois plus tard. Salzedo tente de s’en dédouaner, mais s’il est facile d’accuser une élève, il est en revanche difficile de faire croire qu’elle puisse avoir oublié un manuscrit tout en lui ayant attribué « des mesures de précaution ».

Votre manuscrit est retrouvé. Sur mon insistance Salzedo a enquêté et voici ce qui s’est passé. Salzedo avait chargé une de ses élèves de vous retourner votre trio. Celle-ci occupée à d’autres choses l’avait tout bonnement enfermé par mesure de précaution dans un tiroir où elle l’avait oublié. Salzedo vous prie d’excuser ce contretemps – et vous renvoie par ce même courrier votre bien.
— lettre de Varèse à Jolivet – 12 juin 1936

Ainsi, le manuscrit est restitué à Jolivet, près de deux ans après son envoi. Ce sera la dernière fois que le Trio sera évoqué dans les lettres de Varèse.

Avez-vous reçu trio que Salzedo vous a renvoyé ?
— lettre de Varèse à Jolivet – 26 juin 1936
Photo dédicacée de Salzedo à Alice Chalifoux en 1933, écrite avec les monogrammes qu’il avait conçus pour lui et ses élèves

Photo dédicacée de Salzedo à Alice Chalifoux en 1933, écrite avec les monogrammes qu’il avait conçus pour lui et ses élèves

Fort de cette mauvaise expérience, Jolivet renonça à confier son Trio à d’autres musiciens, et préféra le laisser tomber dans l’oubli sans jamais chercher à le réveiller. Il faudra attendre 1941 pour qu’il renoue avec la musique de chambre avec harpe, avec une musique de scène pour la pièce de Lope de Vega mise en scène par Jean Vilar, Aimer sans savoir qui, pour flûte, alto et harpe, dont Jolivet tirera aussitôt la Petite Suite.
Aucun des harpistes avec qui il collaborera plus tard ne sera visiblement sollicité pour reprendre ce Trio : Alys Lautemann (Pastorales de Noël, 1941), Pierre Jamet (Petite Suite, 1941, Chant de Linos, 1944), Lily Laskine (Concerto, 1952), Vera Dulova (Prélude, 1966), Elizabeth Fontan-Binoche (Alla Rustica, 1963), et même Ursula Holliger (Controversia, 1968), pour qui Jolivet ressortira pourtant l’Etude Moderne de la harpe de Salzedo, n’ont visiblement pas été avertis de l’existence de ce Trio. Même Francis Pierre, pourtant très avide de musique nouvelle pour harpe, n’avait jamais entendu parler de ce Trio, alors que lui aussi avait travaillé avec Jolivet.

En dépit de l’accueil réfrigérant de Salzedo au Trio de Jolivet, son Étude moderne de la harpe a eu un impact relativement important sur l’écriture pour la harpe, bien que tardif. En dehors de l’écriture pour la harpe de Varèse au sein de l’orchestre, et bien sûr de la musique de Salzedo elle-même, il faudra attendre l’après-guerre et la jeune génération pour que ces modes de jeu entrent dans la littérature : Alberto Ginastera (Concerto, 1952), puis Luciano Berio (Circles,1960, Sequenza II, 1963), Heinz Holliger (Sequenzen über Johannes et Mobile, 1962), Sylvano Bussotti (Fragmentations, 1962), etc.

Si certains modes de jeu ont en effet été très largement exploités par la suite, la notation parfois un peu trop encombrante a été souvent réajustée, et leur désignation a pour la plupart été revue en termes plus techniques, et, avouons-le, moins ésotériques.

**

Au regard du traitement de la harpe, l’écriture pour violoncelle au sein du Trio apparaîtrait presque dépouillée. C’est d’autant plus surprenant qu’en 1934, Jolivet avait encore en possession le violoncelle qu’il s’était acheté à son adolescence, et qu’il conservera toute sa vie. Après quelques vaines leçons de piano, il s’était en effet mis au violoncelle, étudiant avec Louis Feuillard lui-même, celui des célèbres méthodes à la couverture jaune et rouge, et son propre témoignage montre qu’il était capable de se débrouiller avec son instrument :

Incontinent, prélevant sur mes économies, j’achetai un violoncelle… J’appris avec Louis Feuillard et assez rapidement, je fus à même d’exécuter quelques œuvres qui me permirent d’occuper une place dans l’orchestre de mon quartier. […]
Je fis partie d’un orchestre d’amateurs organisé par l’abbé Théodas, maître de chapelle de Notre-Dame-de-Clignancourt. Cet orchestre devait devenir une pépinière du Conservatoire de Paris. Plusieurs de ses membres sont aujourd’hui les remarquables instrumentistes de nos orchestres symphoniques. Nous jouions des œuvres inexploitées et des œuvres contemporaines.
— André Jolivet, conversations avec Hilda Jolivet (in Hilda Jolivet : « Avec… André Jolivet », Flammarion 1978, p.55)

Effectivement, le violoncelle a toujours occupé une place importante dans le cœur de Jolivet. Dès 1925, à vingt ans, il écrivait une Canzone pour quatre violoncelles. Plus tard, en 1943 son Nocturne pour violoncelle et piano pour Jean Brizard et Yvonne Loriod, puis en 1965 sa Suite en concert pour violoncelle seul feront figure de référence. Mais surtout, le violoncelle est le seul instrument pour lequel il a dédié deux grands concertos : l’un en 1963 pour André Navarra, et l’autre en 1966 pour Mstislav Rostropovitch (la flûte et la trompette eurent elles aussi deux œuvres concertantes, mais pas pour autant de genre concerto à proprement parler).

Horace Britt

Horace Britt

Avec un violoncelle sous la main, on peut donc facilement imaginer Jolivet expérimenter toutes sortes de modes de jeu pour assortir sa partie aux travaux de Salzedo. Au contraire, il a préféré se restreindre à une écriture largement moins aventureuse que la partie de harpe. Tout au plus ne demande-t-il que deux pizzicati « en faisant claquer la corde contre la touche », l’équivalent d’un pizz. Bartok, et encore, dans un registre où l’effet n’est pas particulièrement probant. Si l’usage du pizz. Bartok s’est depuis assez répandu, il était encore assez récent à l’époque du Trio, Bartok ne l’ayant intégré qu’à partir de son 4e Quatuor (allegretto pizzicato) en 1928. Il est d’ailleurs assez peu probable que Jolivet en ait eu connaissance à l’époque.

Il ne semble pas que Jolivet ait rencontré Horace Britt, le violoncelliste du BSB Trio, à qui était destiné le Trio.
Peut-être lui aurait-il soufflé quelques idées nouvelles, mais toujours est-il que la partie de violoncelle du Trio se limite à des jeux sur la touche ou sur le chevalet, et quelques harmoniques, pizzicati et glissés. Pas de col legno, pas de pizz main gauche, pas de sourdine, même pas un seul trémolo, une notation parfois assez vague des harmoniques… Même son utilisation du ponticello n’est pas toujours très habile, en particulier dans le registre suraigu.

Ce n’est pas dans la technique elle-même que son approche du violoncelle est originale, mais bien dans son langage : les très nombreuses double-cordes, qui renforcent le poids et l’épaisseur du duo flûte-violoncelle, les longues litanies incantatoires en doublure de celles de la flûte, de longues pédales dans le registre suraigu aux limites de l’asphyxie, etc. En réalité, le violoncelle a abandonné sa place de chambriste du trio avec piano pour rejoindre la même approche que la flûte : comme un instrument monodique soliste, à la façon des différents solos de l’orchestration d’Amérique de Varèse, qui a tant fasciné Jolivet à la première à Gaveau en mai 1929.

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Selon Varèse, Georges Barrère aurait déjà travaillé avec Jolivet avant la composition du Trio :

Barrère (ancien flûte solo de chez Damrosh qui a joué sous votre direction et vous admire) occupe une situation importante ici. Ici, Salzedo, Schönberg, d’autres camarades, et mon groupe vous sont acquis.
— lettre de Varèse à Jolivet – 14 février 1934
Georges Barrère en 1916

Georges Barrère en 1916

Il est assez difficile de trouver à quelle occasion et au sein de quel orchestre Jolivet aurait dirigé Barrère.
La carrière de Barrère a effectivement commencé en France lorsqu’il était encore étudiant au Conservatoire chez Henry Altès et Paul Taffanel : c’est un an avant son premier prix qu’il créa le Prélude à l’Après-midi d’un Faune, en 1894, alors qu’il n’avait tout juste que 18 ans et deux mois, avant d’intégrer trois ans plus tard l’orchestre Colonne, et de jouer fréquemment à l’Opéra de Paris. Mais il part aux États-Unis en 1905 pour rejoindre le New York Symphony Orchestra, à l’invitation de son directeur Walter Damrosh[4], où il jouera notamment sous la direction de Gustav Malher, puis Bruno Walter, Mengelberg, Toscanini, etc.

Jolivet étant né précisément l’année du départ de Barrère pour les USA, il n’aura donc rien vécu de sa carrière française. Il n’ira pas non plus aux USA avant 1960, et les rares visites de Barrère en France avant sa mort en 1944 ne permettent même pas d’affirmer que les deux hommes se sont réellement rencontrés. Peut-être Barrère ou Varèse a-t-il simplement confondu, en toute bonne foi.

Comme pour Salzedo, Varèse a aussi joué les intermédiaires entre Jolivet et Barrère :

Mon mot à Barrère annonçant l’envoi de votre partition est parti. Voici adresse : Mr. Georges Barrère 162 West 56st. New York City (U.S.A.) Faites donc le nécessaire et écrivez lui ainsi que convenu.
— lettre de Varèse à Jolivet – 31 mars 1931

Les agendas de Jolivet stipulent bien un envoi, sans préciser quelle œuvre il contenait :

Partition envoyée à Barrère.
— agendas Jolivet, 23 avril 1931.

Il s’agit vraisemblablement de sa de sa Sérénade, pour flûte, violoncelle et piano, écrite six ans plus tôt en 1925, seule pièce qu’il avait écrit alors pour la flûte.

Georges Barrère et William S. Haynes vers 1935

Georges Barrère et William S. Haynes vers 1935

Il est assez peu probable que Jolivet ait été réellement au courant des avancées américaines en matière de lutherie de la flûte. Lorsque Barrère arriva aux Etats-Unis, sa flûte française Louis Lot en argent fit l’effet d’une révolution. Dès lors, les nouveaux instruments américains prirent exemple sur ce modèle, notamment dans les ateliers de William Sherman Haynes, remplaçant peu à peu les flûtes en grenadille. Haynes et Barrère expérimentèrent et perfectionnèrent ensemble des nouvelles flûtes, comme en 1914 les premières flûtes américaines en or, (14 puis 18 carats), avant que Barrère ne devienne conseiller artistique des flûtes Haynes, en 1919. Comme plus tard le modèle Salzedo chez Lyon & Healy (1928), un modèle Barrère voit le jour en 1922 chez Haynes, en argent « à clés perforées », plateaux creux au lieu de plateaux pleins.
Mais surtout, au début des années 1930, les travaux du physicien Dayton Miller montrent que la qualité du son pourrait dépendre de la densité du matériau. La densité du platine étant l’une des plus élevées (21,5 g/cm3), devant l’or (19,5 g/cm3), et l’argent (10.5 g/cm3) Georges Barrère demande à Haynes en 1935 de lui fabriquer une nouvelle flûte en platine.

Edgard Varèse, Density 21.5 Première page de la version de 1946

Edgard Varèse, Density 21.5
Première page de la version de 1946

Bien qu’une première flûte de ce genre avait été expérimentée de manière très confidentielle deux ans plus tôt à Londres, William S. Haynes honore la commande de Barrère.
Presque aussitôt, en janvier 1936, Varèse étrenne sa nouvelle flûte en lui dédiant sa courte pièce Density 21.5, que Barrère donne en première mondiale le 16 février à Carnegie Hall (une deuxième version plus étoffée, avec notamment la section avec les bruits de clés, n’apparaîtra que plus tard, en 1946).  C’est grâce à ce titre que tous les flûtistes aujourd’hui connaissent presque de manière anecdotique la densité du platine, même si en réalité, la densité de la flûte de Haynes était légèrement supérieure, à 21.56 g/cm3, du fait de son alliage à 10% d’iridium.

L’écriture pour la flûte de Jolivet dans son Trio est aux antipodes du répertoire auquel il avait alors accès : Syrinx de Debussy (1913), les Trois pièces pour flûte seule de Ferroud (1920), la Danse de la Chèvre d’Honegger (1921), la Sonatine de Milhaud (1922) les Joueurs de flûte de Roussel (1924), et le récent Concerto d’Ibert (1933), etc.
En réalité, son approche de la flûte est beaucoup plus proche de celle de Varèse (notamment dans Amériques), mais surtout, elle est certainement liée à son récent voyage en Algérie en août 1933, où les improvisations à la flûte d’un berger berbère le fascineront au point d’influencer nettement les Cinq Incantations pour flûte seule, de 1936, que le Trio annonce déjà.

En soi, en dehors de quelques utilisations du flatterzunge (qui n’était du reste pas très nouveau : vingt ans auparavant Stravinsky l’avait déjà utilisé dans le Sacre, et Schoenberg dans son Pierrot Lunaire), le Trio ne repose sur aucun effet de mode de jeu particulier, contrairement à la partie de harpe. Comme pour le violoncelle, la modernité de la flûte du Trio, en plus du langage lui-même, se situe certainement davantage sur son écriture elle-même, qui repousse assez loin les limites de l’instrument : la très grande palette de nuances du pppp au fff, les très grands intervalles, et surtout, l’étirement à l’extrême de la tessiture de la flûte, du si grave jusqu’au… contre-mib, tenu très longuement fff! Même Varèse n’ira que jusqu’au contre- dans Density 21.5 deux ans plus tard.
Très curieusement, la partie de flûte du Trio semble appeler de ses vœux la fabrication de la flûte en platine : Jolivet avait sans doute en tête une flûte capable de très grande intensité et de brillance du son, et de la possibilité d’en pousser le volume sonore à l’extrême, qualités qu’offre manifestement la flûte en platine. Et pourtant, le succès très relatif de cette future flûte en platine laisse penser qu’il est assez peu probable que Jolivet l’ait jamais entendue.
En revanche, au-delà de la simple question de l’instrument, il ne serait pas absurde de penser que la flûte du Trio ait pu avoir un impact sur la composition de Density 21.5 deux ans plus tard. Si l’on peut ainsi légitimement s’interroger sur de possibles influences de l’élève sur son maître, l’importance du Trio dans le cheminement du jeune Jolivet est certaine : il porte déjà en lui tous les germes de l’esthétique des Cinq Incantations, mais surtout de Mana, œuvre maîtresse pour piano écrite l’année suivante d’après les objets de Calder offerts par Varèse à Jolivet juste au début de la composition du Trio.  


[1] Carlos Salzedo (Arcachon, 1885 – Waterville, Maine, 1961) est un harpiste français, élève d’Alphonse Hasselmans au Conservatoire de Paris. En 1909, à 24 ans, il quitte la France pour New York, où Toscanini l’invite à rejoindre les rangs du Metropolitan Opera. Il en démissionne en 1913 pour se consacrer à sa carrière soliste et à son trio. Naturalisé américain en 1923, il enseigne au Curtis Institute de Philhadelphie jusqu’à sa mort. En 1928, il lance pour la manufacture Lyon & Healy une nouvelle harpe de style art nouveau dessinée par Witold Gordon, le modèle Salzedo, encore fabriqué aujourd’hui.

[2] Georges Barrère (Bordeaux, 1876 – New York, 1944) est un flûtiste français, élève de Paul Taffanel au Conservatoire de Paris. C’est lui qui tient la flûte solo au sein de l’Orchestre de la Société Nationale de Musique lors de la première mondiale du Prélude à l’Après-midi d’un Faune en 1894. Il quitte Paris en 1905 pour rejoindre le New York Symphony, qui deviendra plus tard le New York Philharmonic. Il devient citoyen américain en 1931, année où il prend la classe de Julliard School. En 1935, William S. Haynes lui fabrique à sa demande une flûte en platine, pour laquelle Varèse écrit Density 21.5.

[3] Horace Britt (Anvers, 1881 – Austin, Texas, 1871) est un violoncelliste belge, élève de Jules Desart au Conservatoire de Paris. Après un court passage à l’orchestre Lamoureux, puis Colonne, il part aux USA en 1905, d’abord au sein de l’orchestre de Chicago, puis de Philadelphie, avant d’intégrer le New York Metropolitan Opera comme violoncelle solo. Chambriste renommé, il a fait partie du Hans Letz Quartet puis du Elman String Quartet.

[4] Walter Damrosh (1862-1950), chef d’orchestre, directeur du New York Symphony depuis 1885, fondé par son père Léopold en 1878. Le syndicat des musiciens le fait condamner à payer une amende pour avoir recruté Georges Barrère et quatre autres collègues européens sans avoir cherché de musiciens à New York.


BIBLIOGRAPHIE 

Sur André Jolivet :

- CHASSAIN Laetitia et KAYAS Lucie, André Jolivet : Portraits, Arles, Actes Sud, 1994.
- DEMARQUEZ Suzanne, André Jolivet, Paris, Ventadour, 1958
- JOLIVET André, Écrits, éd. Christine Jolivet-Erlih, Sampzon, Delatour France, 2006
- JOLIVET-ERLIH Christine, Edgard Varèse - André Jolivet : Correspondance 1931-1965, Genève, Contrechamps, 2002
- JOLIVET Hilda, Avec… André Jolivet, Paris, Flammarion, 1978.
- KAYAS Lucie, André Jolivet, Paris, Fayard, 2005.
- LE FLEM Paul, André Jolivet, in : Musica, n°69, 12/1959, p. 22-24.
- VANÇON Jean-Claire, André Jolivet, Paris, Bleu Nuit Editeur, 2008.

Sur Edgard Varèse :

- BREDEL Marc, Edgar Varèse, Paris, Musique Mazarine, 1984
- JOLIVET Hilda, Varèse, Paris, Hachette, 1973.
- OUELLETTE Fernand, Edgard Varèse, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1989
- VARÈSE Louise, Varèse, a Looking-glass diary, New York, Norton, 1972
- VIVIER Odile, Varèse, Paris, Seuil, 1973.

Sur Carlos Salzedo :

- BITTER, Marietta, Pentacle : The Story of Carlos Salzedo and the Harp, American Harp Society, 2010
- OWENS Dewey, Carlos Salzedo: From Aeolian to Thunder : a Biography, Chicago, Lyon&Healy Harps, 1992
- SALZEDO Carlos, L’Etude Moderne de la Harpe, New York, G. Schirmer, 1921

Sur Georges Barrère :

- TOFF Nancy, Monarch of the Flute: The Life of Georges Barrère, Oxford University Press, 2012 
- TOFF Nancy, Georges Barrère and the flute in America, The New York Flute Club, 1994
- VERROUST Denis, Les Flûtes Haynes, in : La Traversière n°31/65 2000, p.41-45.